La littérature prolétarienne française du début du XXe siècle fut surtout marquée par les frères Bonneff, Maurice et Léon. Tous les deux morts durant la première année de la Grande Guerre, Léon à Toul des suites de ses blessures, Maurice plus tragiquement en disparaissant enseveli dans les terres de Flandre martelées par les obus. On ne retrouvera, comme beaucoup d’autres, jamais son corps. Ensemble ils avaient publié La vie tragique des travailleurs, Les Métiers qui tuent, La Classe ouvrière et Marchands de folie, des réquisitoires sur l’exploitation des gens du peuple et des causes de leurs déchéances, réquisitoires aussi contre les profiteurs de ces misères : les “assommoirs” où venaient oublier, dans l’alcool, leur dur labeur et leur quotidien misérable, les ouvriers du monde industriel naissant.
A la suite de leurs précieux travaux qui nous éclairent sur les injustices et les mauvais traitements de la classe prolétarienne - travaux précieux pour les historiens d’aujourd’hui - les Frères Bonneff se lancent chacun de leur côté dans l’écriture romanesque, mais leurs romans resteront imprégnés par leurs observations du monde ouvrier. Maurice publiera un Didier, homme du peuple et Léon laissera avant de partir mourir pour sa patrie le manuscrit d’Aubervilliers, publié en 1922 par la revue Floréal dans une version épurée, puis en 1949 dans sa version intégrale par L’Amitié par le livre.
Aubervilliers de Léon Bonneff est encore pénétré, comme nous l’avons noté, par son travail d’observateur rigoureux de la vie prolétarienne. Le cadre de la ville d’Aubervilliers où commencent à s’élever en 1913, hors des murs de Paris, des usines en tout genre, permet à Léon de parler une nouvelle fois des dangers que courent les ouvriers dans ces usines. Mais il introduit pour cet ouvrage une légère intrigue romanesque avec des personnages tel que Michel le contremaître équarisseur et sa famille, Michel dont « le grand chagrin lui vient de sa fille Marie qui n’obtient pas le certificat d’études » – on était loin des taux élevés de réussite au Bachot de notre époque.
Autres personnages, le Roussi chauffeur d’usine père de sept enfants dont six filles ; Jean-Marie Le Louël solide gaillard arraché à sa Bretagne natale par des entremetteurs pour venir trimer devant les fourneaux brûlants d’une usine d’Aubervilliers et dont le moral asphyxié par sa solitude et sa peine, le rapproche de jour en jour des eaux du canal Saint-Denis. S’y jettera-il ? On trouve également dans ce roman des personnages anecdotiques hauts en couleur et au destin parfois tragique, dont je laisse au lecteur le plaisir de la découverte.
On suit la vie quotidienne des albertvillariens (merci Wikipédia pour cet adjectif) et chaque étape de leur existence donne l’occasion à Léon Bonneff de nous dévoiler les coulisses de l’hôpital, de la Maternité, des hospices et prisons et évidement du cimetière – celui de Pantin –, tels qu’ils étaient au début du siècle dernier. Ce roman avec un siècle de recul devient un authentique document d’histoire sociale.
La trame narrative d’Aubervilliers est freinée, il est vrai, par le souci de Léon Bonneff de s’attarder sur les longues descriptions des ateliers, des odeurs insoutenables qu’ils dégagent et que les ouvriers emportent jusque dans leur foyer, de la chaleur étouffante où évoluent les hommes soumis à de pesants efforts. Mais parfois des passages d’un lyrisme rare apparaissent au cours de la lecture prouvant les qualités d’écrivain de ce jeune homme mort trop tôt sans avoir eu le temps d’accomplir l’œuvre espérée sans doute par ses ambitions.
Voici un extrait pris au hasard de sa plume : « Un camion déchaine sur les pavés de la cours le fracas de ses roues trapues. Voilà le sang qui vient des abattoirs. On en amène cinquante tonneaux à la fois. On les vide dans les chaudières spéciales que dissimule le plancher d’une plateforme. Des barils dégorgent le sang par le trou de la bonde. Pareil à une blessure béante. L’odeur âcre et chaude de l’abattoir couvre l’odeur froide des charniers. Le sang cuit sur des linges qu’on recouvre d’autres linges à mesure qu’ils se remplissent. La presse écrase les couches superposées ; le sang suinte comme si les plateaux écrasaient des corps. »
On peut regretter l’ouvrage sur la vie des soldats du front – ces ouvriers de la guerre – et leur calvaire que les frères Bonneff auraient pu écrire si la Faucheuse ne les avaient saisis dès la première année du conflit.
Détail curieux dans l’Aubervilliers de Léon, le personnage principal si l’on peut dire, Michel, fut l’un des défenseurs du fort Chabrol fameux siège qui tint en échec, en 1899 l’armée de Paris et ses hommes de troupes à pied et à cheval devant l’immeuble du 55, rue Chabrol à Paris. Oui, il est curieux et instructif de savoir qu’un ouvrier de peu de bien, avant de finir dans une usine d’Aubervilliers ait pu soutenir la bande à Jules Guérin, petits bourgeois de la Ligue antisémitique de France, antidreyfusards et dont l’organe de presse avait pour enseigne l’explicite nom de l’Antijuif. L’affaire se termina mal pour les assiégés mais surtout pour Michel qui condamné et sans emploi ne trouva même pas d’aide auprès de ces messieurs de la Ligue antisémitique de France qu'il avait soutenus.
Grâce à la réédition d’Aubervilliers par l’Arbre-Vengeur, j’ai découvert ce livre et le destin des frères Bonneff. Mais je n’ai pas voulu lire l’ouvrage ni dans leur édition grand format paru en 2015, ni dans celle de poche parue récemment, non, j’ai pris l’habitude pour ce genre de lecture de chercher un exemplaire ancien avec l’impression de l’avoir découvert dans les casiers d’un bouquiniste et de devenir, moi-même, le dénicheur de ce trésor de notre littérature. Je sais, ce n’est pas ainsi que l’on aide les éditeurs courageux, mais, lorsque je lis des auteurs du passé, j’aime sentir le papier vieilli, l’odeur d’humidité des caves ou des greniers où le livre a patienté. Etre ainsi un peu plus proche d’eux dans la transparence des temps.
(07/2018) David Nahmias