Batouala
René Maran
Albin Michel - Editeur 1921
Le Jour,
En ce 14 décembre 1921, le ciel est nuageux sur le bassin parisien avec éclaircies, averses et grains. A Paris, il fait 6° et les Dix ne sont que huit (Lucien Descaves et Emile Bergerat n’ayant pu se déplacer). Sous la houlette de Gustave Geffroy, ils délibèrent au restaurant Drouant qui donne sur la place Gaillon. Par une tenture entr’ouverte, on les aperçoit autour d’une table élégamment servie.
Les tours de scrutin s’enchaînent. Déjà trois. En lice, il y a La cavalière d’Elsa de Mac Orland, L’Epithalame de Jacques Chardonne et Batouala de René Maran, le roman d’un écrivain Noir sur les Noirs.
Le vote est serré ! Et on a faim. Serviette autour du cou, l’académicien Léon Daudet réclame des huitres de Marennes.
S’ensuivent le Filet de sole Joinville et le tournedos Rossini.
Léon Hennique et Rosny aîné se régalent.
Elémir Bourges se lèche les babines ; Rosny jeune se frotte le ventre.
Nouveau tour de scrutin. Lucien Descaves reprendrait bien une lichette de ces fondants d’artichauts.
Sous les effluves du Billat-Savarin, triple crème, ça bloque ! On est au sixième tour et il y a cinq voix contre cinq entre L’Epithalame de Jacques Chardonne et Batouala.
On sert les cafés, il faut trancher !
Les journalistes s’impatientent dans l’entrée du restaurant.
Gustave Geffroy fait jouer sa voix de président.
Le prix Goncourt est attribué à René Maran pour son roman Batouala.
Il est loin d’être ordinaire ce dix-neuvième prix Goncourt !
Outre le fait que le lauréat est le premier écrivain Noir d’expression française à le recevoir, la préface et le contenu de son livre déclenche un tollé !
Que veut Maran ? Quel est le sens de son réquisitoire acide contre les méfaits de la colonisation ? Pourquoi crache-t-il ainsi dans la soupe, s’indigne la presse de droite ?
Et puis, cet écrivain, quasi inconnu, ne reçoit-il pas non plus le prix Goncourt contre deux des meilleurs prosateurs de l’après-guerre : Jacques Chardonne et Pierre Mac Orlan.
Mais le choix des Dix n’est pas le fruit du hasard. Loin s’en faut ! Il répond à un besoin à une pensée probablement plus souterraine. Dans toute l’Europe, des expositions sont consacrées à « l’Art nègre. » A Montparnasse, Joséphine Baker danse le be-bop ; il y a ce « jazz » venu des Amériques. Les peintres expressionnistes recherchent, à travers une rupture avec le monde ancien, de nouveaux souffles créatifs.
Si cette polémique est décevante, elle fait partie du jeu. Et si Batouala est un roman nègre, il n’est pas que cela : la découverte de l’univers de l’étrange et de la magie est de toutes les façons captivante.
Pas de hasard, donc ! Tout est dans le mouvement, tout passe et Batoula survient à point nommé.
A Fort-Archambault, là où il apprend la nouvelle, René Maran accuse une grande surprise. De nature sombre et belliqueuse, s’il reçoit le sésame avec un sentiment de bonheur, il ne le signifie pas outre mesure à son entourage.
Si la Première du quotidien Le Petit Journal nous annonce qu’« Un écrivain noir reçoit le prix Goncourt », il nous fait part deux pages plus loin, d’un fait divers qui mérite l’attention… « Avenue Daumesnil, en voulant monter dans un tramway Vincennes-Nogent en marche, monsieur Marronch, trente-sept ans, domicilié avenue Michel-Bizot est tombé sur la chaussée. Au même moment, passait une automobile, et le conducteur, malgré ses efforts n’a pu éviter monsieur Marronch, qui a été relevé grièvement blessé. »
Le Goncourt,
Ce roman est à la fois le livre d’un voyage à travers la société africaine venue du fond des âges et l’histoire de Batouala, au sein de cet univers.
Univers ! Tu t’appelles ici la brousse. Tu es, en quelque sorte, le personnage central de ce roman, le contenant qui enveloppe les hommes en compagnie des animaux et des végétaux.
Afin de survivre, de s’adapter au mieux, ceux-ci pratiquent l’animisme, la magie ; ils sont superstitieux et s’acclimatent, comme ils le peuvent, sous le soleil abrutissant, les moustiques, les amibes et tout ce qui les terrorise.
Tel est sous les Tropiques, le paysage où Batouala et son environnement vivent en symbiose.
Ça, c’était avant ! Avant l’arrivée des « boundjous » (les Blancs), venus d’ailleurs et qui ne sont ici qu’une pièce rapportée bizarre et discordante. Et si l’univers est resté le même, la vie continue avec eux.
Ce matin, le grand chef Batouala se lève comme de coutume. Sa femme Yassigui’ndja dort encore. Ou plutôt lézarde. Profitant de ses avantages de favorite, car le grand chef a, regroupées un peu plus loin dans une case, huit autres compagnes.
Il monologue avec lui-même, préoccupé. Il doit préparer la fête des « Gan’zas », cérémonie initiatique pour le passage à l’âge adulte : circoncision pour les garçons ; excision pour les filles.
Les tam-tams vont bientôt résonner de village en village. Toutes les tribus « m’bis » seront conviées. Vont se mettre en marche, par les chemins, une véritable fourmilière d’hommes et de femmes, enfants, esclaves, boys, infirmes et les anciens. Arrivées sur le lieu du rassemblement, les femmes vont se mettre aux préparatifs en entonnant la chanson du « kouloungoulou », sorte d’effigie surnaturelle dominante dans l’inconscient collectif du peuple de la brousse.
Avant la fête, il y a le parler entre Batouala, les chefs et les Anciens. Est présent le vieux père de Batouala. Tout est changé depuis que les « boundjous » se sont installés avec « leur cruauté, leur duplicité, leur rapacité. »
Ils se moquent des « frandjés » et des « zalémans. »
Les insultes pleuvent ; ils vivaient heureux jadis.
Batouala souhaiterait que ses frères abandonnent leur attitude de soumission et retrouvent leur joie de vivre. Il est un personnage tragique au sens théâtral du terme.
Et voilà la cérémonie de l’excision et de la circoncision sous le roulement des tam-tams. Celle-ci terminée, le tumulte atteint son comble car chacun n’attend que la danse de l’amour sorte d’orgie finale où tout est permis. C’est à ce moment que Yassigui’ndja s’accouple sous ses yeux avec Bissibi’ngui le guerrier, « un jeune homme musclé, plein d’allant, vigoureux et beau. »
Fou de rage, Batouala veut les tuer mais le couple parvient à s’enfuir.
Sur ces entrefaites, s’en vient le commandant qui disperse tout ce petit monde orgiaque ; amende ici, jours de prison là. Il y a un dialogue entre le commandant et son sergent Silatigui Konaté digne, avant l’heure, de certaines répliques « petit-nègre », du voyage au bout de la nuit d’un certain Céline.
Le père de Batouala est retrouvé ivre mort.
On procède à ses funérailles avec des considérations sur la vie, sur les hommes qui, s’ils font du mal à la Terre, disparaîtront bien avant elle, tandis que le soleil continuera de luire. Mais on est plus préoccupé par le « mauvais œil » qui aurait provoqué la mort du père de Batouala, que par le mort lui-même déjà passé dans les oubliettes.
Batouala se demande comment tuer son rival Bissibi’ngui pendant la saison des chasses. A cette occasion, au moment où le grand chef lance une sagaie contre son rival, une panthère se jette sur lui et lui ouvre « le ventre d’un coup de patte. »
Ce roman est fascinant, avant-gardiste d’une certaine manière, avec le regard que René Maran, chantre de la négritude, porte sur les gens du pays, les indigènes et comment ceux-ci s’accordent avec les Blancs « qui puent toujours le cadavre. » Parce qu’il y a la mémoire historique, complexe, parfaitement codée du peuple africain avec ses royaumes, fédérations et unions tribales indépendantes.
Ce roman a été écrit à l’époque où les colonies françaises étaient découpées en circonscriptions et administrées par le Gouvernement Général de l’Afrique Equatoriale Française.
En gommant de notre esprit tout parti pris de polémique tournant autour du colonialisme, un grand bonheur de lecture tient à la poétique de la prose. A la singularité des personnages de la brousse, tel Donvarro la tornade et la furia de ses souffles qui « rebrousse les herbes, tord les branches, rudoie les lianes, déchire les feuilles, balaie le sol, emporte sa poussière rouge… »
Après son passage, « grenouilles – mugissantes, crapauds – cymbales, crapauds-buffles et rainettes-forgerons concertent leurs bruits d’enclume, leurs voix cliquetantes, leurs meuglements. »
Selon un autre angle de lecture, ce roman est un bestiaire. Très lyrique dans son écriture, René Maran, avec Batouala, par le sésame du prix Goncourt, procède à la prise de conscience de l’émergence d’une culture noire.
L’ANNEE 1921
L’actualité
1921, est une année commençant par un samedi. Elle s’ouvre sur de belles perspectives économiques. La reconstruction de l’Europe bat son plein et les évènements – déjà mondiaux – sont si liés, qu’il est difficile de dissocier les faits et gestes de l’hexagone du reste du monde. La « mondialisation » pour reprendre un terme actuel, existe déjà, même si les outils de communication sont encore balbutiants (télégramme, radio, téléphone, transports…) et ne permettent pas la rapidité.
Un fait est sûr. Tout est lié. Même si les grandes puissances, France, Angleterre, Etats-Unis dominent le monde. Quoiqu’il soit, celui-ci est en mouvement et si les conflits sont peu médiatisés à l’échelle planétaire, ils existent bien.
Ainsi, le 25 janvier, à la conférence de Paris, l’Allemagne est condamnée à verser 226 milliards de mark-or à titre des réparations de guerre.
Le 2 mars 1921, en Russie soviétique, une révolte a lieu contre le pouvoir bolchévique. Ce sont avant tout des marins révolutionnaires en désaccord avec le déroulement de la révolution. La révolte est réprimée militairement en deux semaines.
La couturière et modiste Coco Chanel lance sa petite robe plissée ; le 5 mai, sortie de son parfum N° 5 de Chanel.
Le 19 juin a lieu la première traversée Le Havre –New-York du paquebot Paris avec à son bord plus de 3000 personnes dont le maréchal Foch.
Le 1er juillet a lieu la fondation du parti communiste chinois à Shanghai.
Le 14 juillet, les anarchistes américains Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, déclarés coupables du meurtre du caissier et du gardien d’une usine de Braintree le 4 mai, sont condamnés à mort.
Le 28 juillet, Hitler évince Anton Drexler et prend, en Bavière, la direction du parti nazi.
Le 7 novembre, s’ouvre le procès de Désiré Landru, accusé du meurtre de huit femmes. Le 1er décembre, il est condamné à mort.
Les Arts et les Lettres
Du côté de l’hexagone,
Le finaliste du Goncourt, face à René Maran, publie L’épithalame, c’est son premier livre et Jacques Chardonne, pseudo de Jacques Boutelleau, se révèle un romancier du couple « ce curieux assemblage de deux êtres qui ne laisse personne en repos ». Par la suite, il va codiriger la librairie Stock et son œuvre littéraire se révèlera considérable.
Si le grain ne meurt, le récit autobiographique de Gide, est l’objet de publications partielles dès 1921, Paul Morand, écrivain débutant, publie Tendres stocks à la NRF, trois nouvelles, illustrées par Marcel Proust avec eaux-fortes de Chas Laborde. Marcel Jouhandeau, au talent prometteur, publie son premier livre La jeunesse de Théophile, l’hallucinante histoire mystique et religieuse d’un jeune garçon. Max Jacob publie Matorel en province, un roman poétique et Jean Schlumberger écrit pour le théâtre Le bien public, lui aussi aura une œuvre considérable.
Il ne faut pas oublier les sorties, en juin, de Le côté de Guermantes (tome II) et Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust. En juillet, de Suzanne et le Pacifique, de Jean Giraudoux et La cavalière d’Elsa de Pierre Marc Orlan.
Le 5 juin, s’est éteint Jacques Feydeau.
La littérature française, en ces années d’après-guerre, regorge d’une pépinière de talents. Anatole France, ne reçoit-il pas à Stockholm le 10 décembre le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre.
Charles Dullin fonde une compagnie qu’il baptise L’Atelier et qui deviendra le théâtre de l’Atelier. Le 6 juin a lieu la création de L’homme et son désir, un ballet de Darius Milhaud. L’huile sur toile de Picasso Les trois musiciens résument l’expérience et les conquêtes du cubisme. Fernand Léger, s’il partage le souci cubiste, crée un réalisme non figuratif avec l’homme au chien. Le peintre espagnol Juan Gris peint Les raisins, œuvre connectée au cubisme.
Du côté du monde,
On découvre sur les présentoirs des librairies de l’hexagone, Ma vie d’enfant de Maxime Gorki, un homme à la vie complexe en un pays bouleversé par un mouvement révolutionnaire de fond.
En mai, paraît Lord Jim de Joseph Conrad publié en feuilleton dans le périodique Blackwood’s magazine est traduit en français par Philip Neel.
Extrait de Batouala :
Quel bonheur ! La lune pleine voyage au pays des étoiles, et le « commandant » a quitté Grimari depuis huit jours.
La belle idée lui est venue tout à coup d’aller inspecter la région de Bamayassi. Il avait, ce faisant, sagement agi. Absent le bouc, les chèvres jouent. La fête des « Ga’nzas » pouvait donc commencer.
Elle avait d’ailleurs commencé. Une foule compacte grouillait déjà dans le Poste envahi. Il n’y avait, du reste, que là où l’on pût exécuter, avec leur nécessaire ampleur, le pas des figures et la danse des guerriers.
Un large espace vide s’étendait, en effet, de la case du « commandant » aux arbres vêtus de lianes bordant le cours de la Bamba.
Et pour garder tout cela : résidence administrative et dépendances, camp de milice et prison, - pour garder tout cela, le seul milicien Boula.
Pfuu ! Qui donc, en ce bas monde, peut bien s’intéresser aux faits et gestes d’un vil « Kouloungoulou » ? Car, « Kouloungoulou », tel était le surnom dont on avait gratifié ce sinistre idiot, qui marchait lentement, en se traînant comme la iule.
Les « Ga’nzas » n’étant pas encore arrivés, la « yangba » n’avait encore pris tout son essor. Mais certains signes annonçaient qu’elle serait remarquable.
Une dizaine de « li’nghas » gisaient çà et là, non pas de ces tam-tams petits et laids, bons à tout faire, mangés plus ou moins pas les termites, encrassés par l’usage ou rouis par les saisons.
Chacun d’eux, au contraire, dilatait ostensiblement l’enflure de son double gibbe, tronc d’arbre monstrueux patiemment évidé.
On avait couvert ces tam-tams de cérémonie d’un enduit blanchâtre fait de kaolin et de farine de manioc mélangés d’huile, sur quoi tranchait, en leur milieu, de haut en bas et de long en large, une ample rayure rouge.
Des paniers de millet, des gâteaux de manioc, des régimes de bananes, des platées de vers blancs frits, des œufs, du poisson, des tomates amères, des asperges de brousse s’amoncelaient à même le sol, auprès d’amas de viande d’antilope ou d’éléphant, de quartiers de phacochère et de bœuf sauvage séchés au soleil ou grillés au feu.
S’ajoutaient à ces victuailles, de ces tubercules que les Blancs dédaignent : des « dazos », par exemple, qui valent bien leurs pommes de terre ; des « bangaos », qui sont des pommes de terre douce, à peau tantôt jaune et tantôt rouge ; des « baba’ssos », qu’ils préfèrent appeler : ignames. Il y avait aussi de vastes jarres ventrues, pleines jusqu’à ras bord de cette boisson qu’on obtient en faisant fermenter le mil ou le maïs. Et, enfin, quelques bouteilles de pernod, qu’on avait pu obtenir de ces voleurs de « boundjoudoulis » qui font commerce de tout, et qui vendraient jusqu’à leur mère, à condition naturellement, qu’on voulût bien les payer le prix fort.
Une fumée épaisse s’élevait de la multitude de foyers qu’on avait allumés, âcre et noire quand le bois était mouillé.
Par toutes les routes venant de Kama, de Pangakoura, de Pouyamba, de Yakidji, - hommes, femmes, enfants, boys, boyesses, esclaves, chiens, vieillards, infirmes, les retardataires, fourmilière en marche, se précipitaient vers cette fumée, visible de loin.
Ils avaient quitté leurs villages de brousse, leurs « pataspatas » boueux et marécageux, les cases qu’ils avaient construites aux flancs des hauts « kagas », leurs chasses, leurs plantations, leurs pêcheries, leurs menus travaux quotidiens, et ils venaient, et ils étaient venus, armés de sagaies et de flèches, tenant à la main des tisons pour éclairer leur marche à travers les galeries forestières qui défendent les abords immédiats des marigots.
Patrick Ottaviani (12/2016)