Le Chèvrefeuille
Thierry Sandre
Librairie Gallimard, éditions de la Nouvelle Revue Français 1924
Le jour,
Ce mercredi 10 décembre 1924, jour où doivent être attribué les prix ‘Goncourt’ et ‘Fémina-La Vie heureuse’, la France s’est réveillé sans président du Conseil, Edouard Herriot est contraint par le docteur Henri Bloch et le professeur Sicard à garder le lit pour un état grippal aggravé d’œdème douloureux aux membres inférieurs. Les audiences parlementaires de ce mercredi sont reportées. Mais la France se porte bien l’emprunt public qui se clôt ce jour-là, a dépassé les prévisions : plus des quatre milliards de bons du Trésor émis. Les français ont confiance en l’avenir.
Place Gaillon les journalistes, cette matinée, se sont regroupés devant le restaurant Drouant dans l’attente des membres de l’académie. Sur les dix académiciens deux seront absents Lucien Descaves qui n’assiste plus, par principe, au repas ni à la remise du prix, préférant voter par correspondance et Elémir Bourges qui subit un sort analogue au Président du Conseil : il est souffrant. Il votera lui également par correspondance. Le vote de ses deux derniers ne variera donc pas au court du scrutin.
D’après une confidence de Lucien Descaves à Fernand Vandérem chroniqueur du Figaro Littéraire, il y aurait plus de trois cent romans inscrits pour cette épreuve de remise de lauriers.
D’après les pronostics avant le scrutin trois noms ressortaient : Philippe Soupault avec Les Frères Durandeau, Henry de Montherlant avec Les Olympiques et Emmanuel Bove avec Mes amis, mais c’est Thierry Sandre qui remportera le prix avec sa trilogie parue dans l’année : Le Chèvrefeuille, Le Purgatoire et Chapitre XIII d'Athénée. Il est curieux de noter que de ces quatre noms le seul qui ne parviendra pas à une complète postérité est celui-là même qui remporta le prestigieux prix Goncourt de 1924. On lui doit tout de même le prestige d’avoir dirigé la publication de l’Anthologie des Ecrivains morts à la guerre 1914-1918, dont les deux premiers volumes (elle en comptera cinq) paraitront cette même année.
Avant : les onze devant la porte dorée Pendant: les Dix qui ne sont que neuf, jouent aux petits papiers les journaliste trouvent le temps long, enfin... Aprés: ...le 7° tour de cette épreuve de fond, l'auteur du Chèvrefeuille l'emporte non sans mal...
Il ne faudra donc pas moins de sept tours pour enfin récompenser l’auteur de Le Chèvrefeuille.
A midi 40, Gustave Geffroy apparait devant les journalistes et proclame le nom du vainqueur avant de remonter au premier étage du restaurant Drouant pour se mettre enfin à table et déguster son prestigieux menu. Jugez-en par vous-même :
Hors-d’œuvre
Brochet Montebello
Dindonneau farci aux marrons
Fonds d’artichauts à la Barigoule
Pommes ‘Surprise’
Mignardises
Fruits, café, dessert
Vins : Blanc de blanc, Richebourg 1915
Le Goncourt,
C'est une œuvre délicate et fine dont la mélancolie, peu à peu, s'assombrit et se transforme en une émotion profonde, et l'on y trouvera les mêmes qualités d'observation aiguë et de charme qui marquaient le précédent roman de M. Thierry Sandre Mienne, déjà remarqué l'an dernier par l'Académie Concourt.
Le chèvrefeuille est le symbole de la fidélité amoureuse, et l'auteur se plait à citer les jolis vers du lai de Marie de France :
"Il dit que Tristan est venu,
Qu'il a bien longtemps attendu
Pour épier et pour savoir
Comment il la pourrait revoir
Qu'il en sera de lui et d'elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille
Qui noue au coudrier sa feuille.
Lorsqu'autour du bois il est mis
Et qu'il s'y est lacé et pris,
Ensemble ils peuvent bien durer
Mais si l'on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement,
Le chèvrefeuille mêmement.
Belle amie, ainsi est de nous
Ni vous sans moi, ni moi sans vous."
Toute la première partie du roman est une préparation au drame. Un ancien combattant de la guerre nous dit l'affection étroite qui le liait autrefois à son ami Maurice, le compagnon de ses belles années d'étude. Maurice, il est vrai, s'était marié il avait épousé une pure jeune fille, Marthe, ardemment aimée et dont la tendresse exclusive avait écarté peu à peu de leur intimité le camarade d'hier.
Indulgent au bonheur, celui-ci n'en a jamais voulu pourtant à Maurice, ni à Marthe de cet abandon. Maurice, hélas a été tué en mars 1916, près de Douaumont. Mais c'est en vain que son frère d'armes a tenté de se rapprocher, au lendemain de l'armistice, de sa veuve éplorée et de compatir à son chagrin ; Marthe, aujourd'hui encore – nous sommes en 1923 – continue de s’éloigner, comme si elle voulait garder pour elle seule toute sa douleur. Et voici que sept ans après la date officielle de sa mort, Maurice reparaît. Il vient trouver son ami, il lui conte son histoire. Sa félicité ancienne n'était qu'un mensonge : par sa jalousie, par la tyrannie de son amour, Marthe a empoisonné ses jours. Il n'a rien à lui reprocher, certes, que son égoïsme sentimental. Mais il fut assez malheureux pour accueillir la déclaration de guerre comme une délivrance, et c'est pour s'affranchir définitivement qu'il s'est emparé des papiers d'un autre, qu'il a déserté. Réfugié en Belgique, il a passé en Amérique, mais alors il s'est aperçu qu'il n'avait jamais cessé d'aimer sa femme, qu'il ne pouvait vivre sans elle, et c'est pour la reprendre qu'il est de retour.
A la nouvelle que Marthe vient de se marier, Maurice repart pour New-York un billet de lui annonce son suicide.
Ce récit, artistement nuancé, est écrit dans une langue souple et ferme, d'une simplicité harmonieuse.
Le Figaro Littéraire du 13 décembre 1924, chronique de Jacques Patin.
Extrait du livre :
Couronnée de cette brume pourpre qui monte avec le soir au-dessus de Paris, la place de l'Etoile, quand j'y arrivai, ne m'offrit pas un spectacle étonnant.
Rien ne montrait d'abord que quelque chose de grand s'y préparât. Nul barrage de gardes au débouchement de l'avenue de Wagram. Dans la nuit à peine froide, les autos surgissaient et fuyaient sans gêne. Vers le Trocadéro, des timbres de tramway tintaient. Au pied des hauts lampadaires qui font à la place une modeste ceinture de clarté, des hommes se penchaient sur des journaux. C'était un soir de dimanche comme tous les autres. M'attendais-je à plus d'animation qu'en semaine ?
- N'aie pas peur, dit quelqu'un près de moi.
Et, la prenant par le bras, un vieillard entraina sa compagne.
Ils se dirigèrent avec prudence vers l'Arc de Triomphe. J'y allais aussi. Alors je distinguai d'autres couples, des groupes, des promeneurs isolés, à ma droite, à ma gauche, qui peu à peu se détachaient comme nous du trottoir. Autour de l'Arc, posé tel un massif aimant au centre de la place, une foule déjà se pressait. Je ne remarquai plus autre chose.
Face à la concorde, une rangée d'agents de police défendait l'accès à la tombe du Soldat Inconnu. Ils rabattaient les pèlerins vers les bas-côtés du monument.
- Il y a déjà trop de monde par ici, disaient-ils.
On obéissait, mais nous venions trop tard : tout le terre-plein était occupé.
J'essayai de me faufiler dans la foule.
- Ne poussez pas ! cria-t-on, mais sans violence.
On me poussait moi-même. La foule se fermait derrière moi. Nous étions les uns contre les autres, serrés, silencieux, corrects, hommes, femmes, enfants, ouvriers, bourgeois, riches pauvres, réunis par une commune et respectueuse attente, tous tournés vers le trou d'ombre où, sous la voûte gigantesque, est enseveli le Soldat Inconnu.
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L’ANNEE 1924
Bref condensé des actualités littéraires
Quelques romans français parus en 1924 par ordre chronologique :
- Les Thibault volume III La Belle saison - Roger Martin du Gard
- L'homme de la Pompa - Jules Supervielle
- La Prisonnière - Marcel Proust
- Léwis et Irène - Paul Morand
- Le Paradis à l'ombre des Epées - Henry de Montherlant
- La Haine amoureuse - Rachilde
- A la dérive - Philippe Soupault
- Cloches pour deux mariages - Francis Jammes
- La Joie - Maurice Genevoix
- La Naufragée - Francis de Miomandre
- La femme cachée - Colette
- Le plus grand des péchés - André Thérive
- Le Régne du bonheur - Alexandre Arnoud
- Le Libertinage - Louis Aragon
- L'Hirondelle sur le toit - Lucien descaves
- Les Epaves du ciel - Pierre Reverdy
- Mes amis - Emmanuel Bove
- Kyra Kyralina - Panaït Istrati
- Le Bal du conte d'Orgel - Raymond Radiguet
- Les Pincengrain - Marcel Jouhandeau
- Les Pas perdus - André Breton
- La Déchéance - Léon Daudet
- Plainte contre inconnu - Drieu La Rochelle
- Les derniers plaisirs - Fernand Fleuret
- Le Chévrefeuille - Thierry Sandre Prix Goncourt
- Homicide par imprudence - Pierre Bost
- Emile et les autres - Charles Derennes Prix Fémina-Vie-heureuse
Décés de l'écrivain Anatole France le 12 octobre 1924 à Saint-Cyr-sur-Loire, à l'âgé de 80 ans.
Décés du compositeur et pianiste Gabriel Fauré le 4 novembre 1924 à Paris, à l'âgé de 79 ans.
Prix Nobel de littérature 1924 : REYMONT LADISLAS STANISLAS (1867-1925)
Romancier polonais, auteur d'un célèbre roman, Les Paysans, épopée de la campagne polonaise, Reymont mena une existence si intense, ses dons artistiques se développèrent de façon tellement inhabituelle qu'on ne peut le comparer qu'à un très petit nombre d'écrivains au monde. Observateur exceptionnellement réceptif et sensible, doté d'une large connaissance de la vie de divers milieux sociaux, il associa dans son œuvre les traditions de la prose réaliste épique à des éléments empruntés au naturalisme et à des tendances lyriques, voire symbolistes.
Quelques dates et événements en 1924
28 avril : Gaston Ramon, biologiste français, présente le vaccin antidiphtérique.
22 mai : création à Paris de la Ligue universelle de défense de la race noire (Marc Tovalou-Quenum, dit Kodjo Houenou, et René Maran).
3 juin : Décés de Franz Kafka, écrivain tchèque, en Autriche.
13 juin : élection de Gaston Doumergue à la présidence de la République, succédant à Alexandre Millerand (fin en 1931).
15 juin : Édouard Herriot président du Conseil (sa première présidence) et ministre des Affaires étrangères. Les socialistes soutiennent le gouvernement Herriot sans y participer. Le Cartel tente vainement d’appliquer les lois laïques à l’Alsace-Lorraine et de faire respecter les lois sur les congrégations.
3 août : Décés de Joseph Conrad.
28 octobre : début de la Croisière noire. Citroën lance une expédition en autochenilles entre l’Afrique du Nord et Madagascar (fin le 26 juin 1925).
29 octobre : reconnaissance de l’Union soviétique.
23 novembre : transfert des cendres de Jean Jaurès au Panthéon de Paris.
1er décembre : Premier numéro de la revue La révolution surréaliste.
André Breton, Manifeste du surréalisme (première édition).