En cette année 1959, naissent les premiers reportages télévisés avec l’émission « Cinq colonnes à la une. »
Le Goncourt,
Le livre d’André Schwarz-Bart comporte deux axes de lecture principaux.
Le premier, toile de fond du récit, est celui de la destinée juive, depuis ce 11 mars 1185, date à laquelle Rabbi Yom Tov Lévy égorge un à un ses fils afin de les soustraire aux malversations des Chrétiens. Dès l’entrée en lecture, le narrateur nous rappelle une légende talmudique : « Le monde reposerait sur trente-six Justes, les lamed-Wap que rien ne distingue des simples mortels ; souvent, ils s’ignorent eux-mêmes. Mais s’il venait à en manquer un seul, la souffrance des hommes emprisonnerait jusqu’à l’âme des petits enfants, et l’humanité étoufferait dans un cri. »
Dès lors, nous est racontée l’odyssée d’une longue chaîne de Justes. Du XIIème siècle au seuil du XXème. Jusqu’à Mardochée grand-père et père spirituel d’Ernie.
Le deuxième axe de lecture va être celui de l’histoire d’Ernie Lévy.
Son enfance se déroule à Stillensdat en Allemagne (la ville du silence) où Benjamin son père, couturier, a ouvert une boutique « Au Gentleman de Berlin. » Benjamin se marie à Léa Blumenthal qui lui donnera trois fils : Moritz, Ernie et Jacob.
Nous sommes au tout début des années 1920. L’intégration en terre allemande est difficile, d’autant que la misère engendre une propagande antisémite de plus en plus marquée. Le bouc émissaire, cher à René Girard, est clairement identifié: les Juifs ne mangeraient-ils pas le « pain des ouvriers allemands ? »
Ernie est un enfant malingre, rêveur ; à l’école, un excellent élève.
Tout jeune, il s’oppose, dans la cour de la synagogue, au chef des « chemises brunes » venu avec ses sbires casser du juif. C’est à ce moment que Mardochée son grand-père, décèle en lui un lamed-Wap : « c’est l’agneau de douleur, c’est notre bête expiatoire ».
Le vieil homme le conduit alors sur le chemin de « l’école des Justes ». Il «ouvre en lui chacune des portes» et le « fait grandir à telle allure que le monde entier ne lui vient pas à la cheville.»
Ernie, plus ou moins pris en otage dans les mailles drastiques de la spiritualité lévite, se pense alors le portefaix de l’exil des siens et finit par enfiler son costume de martyr.
D’autant que gronde la réalité nazie; les exactions redoublent.
Les Lévy fuient l’Allemagne et se réfugient en France. Ernie s’engage dans l’armée française. Après « la débâcle », il file à Marseille et travaille dans une ferme comme ouvrier agricole. Là, il devient l’amant de la fermière dont le mari est prisonnier en Allemagne et décide de vivre sa vie en oubliant le formatage de sa judéité.
La fin du livre est tragique.
A Paris, Ernie rencontre Golda, une jeune fille juive de son âge.
Un dimanche d’août 1943, ils se promènent sur les berges de la Seine, main dans la main, après avoir enlevé leur étoile jaune. Nichés dans le temps des amoureux, ils éprouvent un sentiment d’urgence au fond d’eux-mêmes, un ressenti de condamnation à mort imminente.
Quelques jours plus tard, Golda est raflée et internée au camp de transit de Drancy.
Ernie va l’y rejoindre.
En compagnie de 1500 enfants, ils sont déportés à Auschwitz.
A partir de faits autobiographiques, André Schwarz Bart invente l’histoire de la saga Lévy. Tout au long de son livre, par petites touches tragi-comiques, il nous laisse entendre l’absurde, à l’image de ces juifs allemands et français qui s’entretuent dans les tranchées de la guerre 14-18.
Avec démonstration et inventivité, il nous fait part de trouvailles verbales, tel que la misère « dignifiée par le port d’une cravate ».
Il se fait le porte-parole de la destinée des siens, conduit sans révolte, jusqu’aux portes des camps de la mort et demeure perplexe quant aux capacités de son peuple à s’auto-déterminer et à s’auto-comprendre. Son peuple, souvent contraint à interpréter les volontés d’un dieu tantôt bienveillant, tantôt malveillant. Comme s’il y avait des zones de flou au sein même de l’identité spirituelle juive. C’est un peu le ressentiment qu’éprouve Ernie vis-à-vis des siens « qui prend ses racines dans la pitié qu’ils lui inspirent en dépit – à cause – de leur aveuglement. »
Un très beau Goncourt !
A méditer.
Extrait du livre…
L’école comptait une quinzaine d’"invités juifs", comme on affectait de les désigner maintenant ; et un nombre à peu près égal de Pimpfe – pionniers des jeunesses hitlériennes. Mais par un tour imprévu de l’âme enfantine, lorsque ces derniers s’élançaient à l’attaque du carré juif, dans le coin du marronnier de la cour, de nombreux élèves « apolitiques » se joignaient à eux pour cette petite guerre si récréative. La formation juive rompue, on traînait les prisonniers au milieu de la cour, où, sous l’œil prudemment distrait des professeurs, on s’en amusait.
Ces jeux romains laissaient M. Krémer pensif ; mais craignant de s’attirer quelque foudre impériale, il se contentait de faire les cent pas le long du mur opposé au marronnier des Juifs. Parfois cependant, ne pouvant se boucher les oreilles, il pénétrait dans le cabinet réservé au personnel enseignant et, dans le noir, se mouchait le nez à tout rompre. Chaque fois qu’il croyait la boule humide sur le point d’éclater, il soufflait fortement dans son mouchoir. Quand il ressortait, il avait le nez rouge, douloureux. Ce manège ne passa pas inaperçu.
Quelques œuvres de André Schwarz-Bart :
La Mulâtresse Solitude, Le Seuil, 1972
Étoile du matin, Le Seuil, 2009
Un plat de porc aux bananes vertes, avec Simone Schwarz-Bart, Seuil, 1967.
Hommage à la femme noire en collaboration avec Simone Schwarz-Bart, Éditions Consulaires, 1989.
Gyssels, Kathleen: « Filles de Solitude. » (Essai sur l'identité antillaise dans les (autos)-biographies fictives de Simone et André Schwarz-Bart", Paris,