Trois femmes puissantes
Marie Ndiaye
Editions Gallimard, 2009 Edité en folio.
Le jour,
Chez Drouant, le 9 novembre 2009, Didier Decoin annonce que le prix Goncourt est attribué à Marie NDiaye pour son roman Trois femmes puissantes publié chez Gallimard. Elle a été élue dès le premier tour par cinq voix contre deux à Jean-Philippe Toussaint pour La vérité sur Marie et une à Delphine de Vigan pour Les heures souterraines.
Les jurés sont intarissables, ainsi Françoise Chandernagor souligne « une force d’évocation faulknérienne » et Bernard Pivot est touché par « une écriture somptueuse. »
Avant elle, neuf femmes en 106 ans se sont vues remettre le célèbre prix.
En cette année 2009, les livres numériques, dits « E-Book », développent leur conquête des marchés grand public.
Le Goncourt,
Trois femmes sont mises en scène à l’intérieur de trois récits qui ont pour point commun l’Afrique.
La première s’appelle Norah.
Il y a bien des années que le père de Norah - père dont on ne saura jamais le nom – a quitté la France en emmenant avec lui Sony, son fils âgé de cinq ans. Et le voilà qui fait signe à sa fille « car j’ai à te parler de choses importantes et graves. »
Norah est une jeune femme de trente-cinq ans. Avocate à Paris, elle est mariée à Jakob. Ils forment une famille recomposée. Lucie est sa fille. Grete est la fille de Jakob.
Norah débarque à Dara Salam, au Sénégal, là où habite le père, devenu « un vieil oiseau épais, à la volée malhabile et aux fortes émanations » qui, la nuit, dort perché dans les branches d’un flamboyant.
A Dara Salam, il a fondé un village de vacances.
Sony, au fil des années, est devenu un être lisse, introverti, coupé du monde et de ses réalités : « un démon s’était assis sur le ventre du garçon et ne l’avait plus quitté. »
A Londres, il a fait de brillantes études avant de tomber amoureux de sa jeune belle-mère et d’être accusé de l’avoir tué.
On connaît donc la raison de la venue de Norah à Dara Salam : son père lui demande de défendre Sony devant les tribunaux.
Avec ce premier récit, on découvre le devenir d’êtres brisés par l’explosion de leur univers familial. Les personnages flottent. Il n’y a rien chez eux de stable identitairement parlant.
Marie Ndiaye joue habilement avec le temps, les années. Et si Norah désavoue son père, il y a malgré tout chez la jeune femme une fascination ambivalente à son égard, que sa raison dénie, mais qu’un lien intime, plus ou moins conscient, attire comme un magnétisme noir et étincelant.
Le deuxième s’appelle Fanta.
C’est l’histoire de Rudy Descas, quarante-trois ans, vendeur de cuisine aux établissements Manille, qui craint « d’avoir enfermé Fanta dans une prison lugubre et froide. »
Rudy s’est marié à Dakar avec Fanta, il y a quelques années. Aujourd’hui, le couple vit dans le Bordelais avec Djibril, leur fils, âgé de sept ans.
Mais depuis quelques temps déjà, tout part à vau-l’eau: dissension affective avec Fanta et son fils, difficultés relationnelles avec ses collègues de travail, sa voisine, à l’exception du « dieu maman », ange gardien magique « Bon petit dieu de maman, brave petit père, aidez-moi à y voir clair. »
Alors, comment faire quand on s’est isolé des autres et qu’un beau matin on a une violente altercation avec sa femme et peur de la perdre ?
Telle va être l’odyssée de Rudy !
Le lecteur le découvre enfermé dans son ressassement. En cette journée pas comme les autres, il voue une haine larvée à Manille son employeur, ex-copain d’enfance et amant supposé de sa femme Fanta. Son esprit est en proie à une valse d’interrogations et de doutes. Tiraillé physiquement par des hémorroïdes, il est attaqué en rase campagne par une buse fantastique qui n’a de cesse de le poursuivre.
D’une façon objective, un narrateur extérieur nous rapporte, qu’il y a quelques années déjà, Rudy fut un brillant professeur de lettres au lycée Jean Mermoz de Dakar. C’est là qu’il a connu Fanta, elle-même professeur. Un jour, il s’est battu avec un de ses élèves qui l’avait traité de « fils d’assassin !» A la suite de cet incident, il a été révoqué du système éducatif et le couple a pris le chemin de la France.
Au fil des pages, on apprend qu’à l’âge de son fils Djibril, Rudy aurait assisté à l’assassinat par son père Abel de son associé Salif en lui roulant dessus avec un 4x4.
A-t-il vu la scène ? L’a-t-il imaginée ?
Il y a une similitude marquée entre les pères des deux premiers récits.
Même implantation géographique. Même métier : gestionnaire d’un village de vacances à Dara Salam. Même type d’homme : flou, incommunicant.
Il y a une insistance récurrente chez l’auteur. Comme s’il fallait que le lecteur saisisse à tout prix les soucis existentiels, occasionnés par la disparition d’un homme à sa descendance.
La fin du récit est positive.
La troisième s’appelle Khady Demba.
A nouveau Dakar.
Khady, est une jeune femme de vingt-cinq ans. Après la mort de son mari (le couple tenait une buvette dans la médina), elle part vivre dans sa belle-famille. Mais « veuve sans biens, sans enfants », elle est rejetée par le groupe familial. Un soir, « sa belle-mère lui donna une bourrade dans les reins.
- Prépare tes affaires. »
Un homme, vêtu à l’occidentale, portant des « lunettes de soleil miroitantes », est chargé de la conduire à l’autre bout de la ville. Elle rejoint un groupe d’immigrés clandestins avec lesquels, à la nuit tombée, elle embarque dans un canot à destination de l’Europe. Mais au dernier moment, Khady se jette hors du bateau et regagne le rivage en se blessant gravement au mollet.
Recroquevillée sur la plage, elle fait la connaissance de Lamine, un jeune homme de vingt ans qui connaît « une filière sûre » pour gagner l’Eldorado européen même si le voyage peut « durer des mois, des années. »
Paumés, errants dans la ville, les deux jeunes gens, finissent par monter à bord d’un camion afin de traverser le désert en direction du Nord.
Commence pour Khady une lente et inexorable descente aux Enfers.Après bien des complications itinérantes, elle se retrouve isolée dans une petite ville en plein désert. Lamine lui vole son argent et l’abandonne. Pour survivre, elle se prostitue.
De plus en plus affaiblie, aussi bien physiquement que psychiquement, elle n’est bientôt plus qu’un lambeau humain qui scande fièrement son nom : « C’est ce que je suis, moi, Khady Demba ! »
Avec ce dernier récit d’une violence émotionnelle extrême, Marie Ndiaye nous incite à lire, en sous jacence de l’histoire de Khady, les mécanismes de la décomposition mentale d’êtres humiliés.
De la grande littérature.
Ainsi commence le livre…
Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans uneintensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. Il gardait les mains croisées sur son ventre et la tête inclinée sur le côté, et cette tête était grise et ce ventre saillant et mou sous la chemise blanche, au-dessus de la ceinture du pantalon crème. Il était là, nimbé de brillance froide, tombé sans doute sur le seuil de sa maison arrogante depuis la branche de quelque flamboyant dont le jardin était planté car, se dit Norah, elle s’était approchée de la maison en fixant du regard la porte d’entrée à travers la grille et ne l’avait pas vue s’ouvrir pour livrer passage à son père — et voilà que, pourtant, il lui était apparu dansle jour finissant, cet homme irradiant et déchu dont un monstrueux coup de masse sur le crâne semblait avoir ravalé les proportions harmonieuses que Norah se rappelait à celles d’un gros homme sans cou, aux jambes lourdes et brèves.