Au revoir là-haut
Pierre Lemaitre
Editions Albin Michel 2013
Le Jour,
Ah, le Jour !
C’est du restaurant Drouant, dans l’effervescence médiatique que le roman barré du célèbre bandeau rouge a récompensé le meilleur livre de l’année.
En 2013, comme lors des sacres précédents, il y a eu du printemps à l’automne des rumeurs ici et là, des tractations secrètes, des confidences du milieu avec lesquelles on finit par deviner le candidat.
Malgré tout, c’est au douzième tour que l’Académie Goncourt, sous la présidence de Bernard Pivot attribue le sésame à Pierre Lemaitre pour son roman Au revoir là-haut.
Celui-ci n’oublie pas dans ses remerciements de rendre hommage à Louis Guilloux et Carson McCullers qu’il considère comme ses maîtres.
A l’heure de la localisation du monde par GPS, pas moins de 550 romans étaient en lice.
Les Dix membres de l’Académie Goncourt, chez Drouant. Photo © Micheline Pelletier Paule Constant, Pierre Assouline, Régis Debray, Françoise Chandernagor, Bernard Pivot, Didier Decoin, Edmonde Charles-Roux, présidente, Philippe Claudel, Patrick Rambaud, Tahar Ben Jelloun.
Le Goncourt,
2 novembre 1918. À la côte 113, le lieutenant d’Aulnay-Pradelle donne l’ordre à ses hommes de charger l’ennemi. Le soldat Albert Maillard se retrouve enterré vivant dans un trou d’obus, sauvé in extremis de la mort par le soldat Edouard Péricourt qui, à cette occasion, reçoit en plein visage « un éclat d’obus gros comme une assiette de soupe.»
Neuf jours plus tard sonnent les trompettes de l’armistice.
Ainsi débute le long roman de Pierre Lemaitre avec les images des tranchées, de l’ensevelissement, des corps tués, mutilés, au sein du plus grand carnage de toute l’histoire des guerres.
Dans la pagaille de la démobilisation, les deux soldats rescapés ne vont plus se quitter. Avec un dévouement touchant, Albert prend en charge Edouard, gueule cassée qui « n’a pas plus qu’un visage quasiment vide, sans nez, sans bouche, sans joues. »
Ils communiquent à l’aide d’un cahier. Devenu homme-sandwich sur les boulevards parisiens, Albert assure le quotidien. Il quête de la morphine dans les bas-fonds de la capitale pour calmer les douleurs d’Edouard.
Une amitié indéfectible va lier les deux hommes.
Dans le civil, Edouard, homosexuel, est issu de la très riche famille Péricourt. Passé par les meilleures écoles, il a été un enfant sensible, fantaisiste, un artiste en herbe aux dons inouïs pour le dessin. Son père, capitaine d’industrie proche du pouvoir, s’investit dans son éducation mais « Edouard avait sept, huit ans quand il fallut se rendre à l’évidence. C’était un échec. » Dès lors, Péricourt ne cessera d’humilier son enfant. Quant à Albert, fils du peuple, être tourmenté, indécis, il va se révéler dans la prise en charge de son ami.
En ces lendemains de l’après-guerre, les deux ex-poilus vont monter une opportuniste et juteuse arnaque en proposant aux communes de France un catalogue de monuments (dessiné par Edouard) à la mémoire de leurs enfants morts pour la patrie. On paye quasiment à la commande un mémorial dont on ne verra jamais la couleur.
Parallèlement aux deux hommes, le lieutenant d’Aulnay-Pradelles (arnaqueur d’un autre type), démobilisé comme capitaine, se marie à Madeleine la sœur d’Edouard Péricourt. Il monte une entreprise frauduleuse, qui déterre les soldats enterrés à la hâte lors des combats afin de les rapatrier auprès des cimetières familiaux et vend des cercueils d’1 m 30 où l’on casse les cadavres à coups de pioche pour les faire entrer dans les boites.
Au fil des pages, d’atypiques personnages s’entrecroisent et complètent, par de jolis coups de suspens, l’univers d’un roman déjà noir. Il y a l’inspecteur de l’Etat Merlin qui signale dans un rapport à l’administration que « des soldats enterrés sous un nom qui n’est pas le leur, c’est déjà embarrassant, mais que disparaissent leurs affaires personnelles… », il y a la petite Louise amie d’Edouard ou Labourdin être falot à la botte de Péricourt père.
Sous un angle plus métaphysique, Pierre Lemaitre aborde l’univers claustrophobe des tranchées. Cette promiscuité d’hommes isolés dans le froid ou le gel, bombardés par les obus, chargeant à la baïonnette avec le « peut-être » de la mort imminente, perspective que chaque soldat entrevoit pour lui-même. L’auteur reconnu de polars et de thrillers laisse entendre les affres d’une génération sacrifiée, du poilu livré à lui-même dans la paix retrouvée d’une société française en pleine mutation.
Cent-dix ans tout justes après le premier Goncourt (Force ennemie de John-Antoine Nau), Au revoir là-haut, roman au long souffle, nourri d’une intrigue habilement ciselée, ne lâche pas avant la dernière ligne un lecteur avide d’histoires.
Extrait du livre :
Edouard respirait mal, il se tournait dans tous les sens et aurait roulé d’un bord à l’autre du lit sans les liens aux chevilles et aux poignets. Albert lui tenait les épaules, les mains, lui parlait sans cesse. Il lui racontait. Tu t’appelles Eugène, j’espère que ça te plaît, parce qu’il n’y avait que ça en magasin. Mais pour qu’il se marre, lui… Ca continuait de l’intrigue, Albert, de savoir comment il ferait plus tard quand il aurait envie de rigoler.
Et enfin, il arriva.
Albert le comprit tout de suite, un fourgon qui fumait tout noir et qui se gara dans la cour. Pas le temps d’attacher Edouard, Albert fila à la porte, dégringola l’escalier quatre à quatre et appela l’infirmier qui, un papier à la main, cherchait autour de lui à qui s’adresser.
- C’est pour le transfert ? demanda Albert.
Le gars sembla soulagé. Le collègue chauffeur venait de les rejoindre. Ils montèrent lourdement en portant une civière dont le tissu était roulé autour des montants en bois et suivirent Albert dans le couloir.
- Je vous préviens, dit Albert, ça cocotte là-dedans.
Le brancardier, le gros, leva les épaules, on a l’habitude.
Il ouvrit la porte.
- Effectivement…, dit-il.
C’est vrai que, même pour Albert, dès qu’il s’éloignait, au retour, l’odeur de putréfaction le prenait à la gorge.
Ils disposèrent la civière au sol. Le gros, celui qui commandait, posa son papier sur le chevet et fit le tour du lit. Ça ne traîna pas. L’un attrapa les pieds, l’autre la tête, et « à trois »…
« Un », on prit son élan.
« Deux », on souleva Edouard.
Patrick Ottaviani