Etant un des enfants du chef de gare, hébergé ainsi que les siens par cette grande dame magnanime, je me sentais, en quelque sorte, comme faisant partie d’une innombrable famille, dans laquelle il était tacitement admis que les petits fouinent et musardent à l’intérieur du territoire protégé. Cette liberté d’apprendre était utilisé avec profit par mon frère et moi.
La gare et ses emprises formaient un domaine extraordinaire, riche en curiosités, d’apprentissages, d’odeurs et de bruits spécifiques.
Grappiller des mûres aux buissons couronnant les talus, ramasser les escargots dans les fossés empierrés drainant le ballast, faire s’envoler, sur la voie fleurant bon le goudron, des gerbes de sauterelles aux élytres diaphanes bleu franc ou vermillon, tenter, par jeu, de les distinguer lorsqu’à nouveau posées, le camouflage grisâtre de leurs ailes refermées les faisait se confondre avec les cailloux du ballast… chaparder des œufs de moineaux cachés dans les tampons de wagons désaffectés sur une voie de garage, en introduisant la main par le trou central d’où pointait un brin de paille trahissant le nid, tout ce la était, sinon permis, du moins impossible…
Comme de lever une à une les tuiles mécaniques pour y dénicher les œufs des moineaux, depuis la soupente du grenier ou bien en grimpant sur le toit des lieux d’aisance du premier quai, enfiler ensuite ces œufs en colliers (étions-nous barbares !), je vois d’ici frémir ceux qui liront ces lignes, et qui jugeront à l’aune de leur conditionnement actuel.
Aller cueillir des mûres ! Comme ce midi ensoleillé où nous grappillions aux ronciers les beaux fruits noirs tiédis, au sommet du talus de la voie ferrée. Tout à coup, juste avant d’aborder la pente, Jean-Michel bascule, s’empêtre dans un barbelé que les herbes folles dissimulaient. Les deux piquets de bois qui tendent le piège ne cèdent pas à sa poussée et le croc d’acier lui laboure la chair sur le tibia, verticalement, sur une douzaine de centimètres. C’est là une partie très irriguée du corps humain, surtout lorsqu’il faut marcher, pour aller aux soins. Il s’appuya sur moi. Cahin-caha nous descendîmes sur la voie… lui, serrant les dents, moi pleurant à gros sanglots, affolé de tout ce sang qu’il perdait et de la douleur dont il devait souffrir. C’était un lundi, car je me souviens que notre mère était en lessive. Il fut emmené chez le pharmacien, monsieur Jarreau, qui le banda serré, sans agrafes. Une belle cicatrice blanchâtre lui balafre encore la jambe gauche.
Sur la voie de garage, stationnaient quelquefois des wagons en attente de réforme, certains comportaient à leur pignon une échelle de fer en diagonale, qui permettait d’accéder à la « vigie » : une petite guérite qui dépassait du toit du wagon, dans laquelle on pouvait s’asseoir, observer l’avant et l’arrière du convoi par deux lucarnes. Là, un employé « serre-frein » pouvait participer à la sécurité, en serrant à l’aide d’une manivelle, si besoin s’en faisait sentir, les patins de fonte sur les bandages des roues. J’aimais bien m’asseoir à ce poste élevé, qui me permettait de dominer mon environnement, de voir sans être vu.
Mais je préférais, et de beaucoup, les fourgons de chef de train.
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