Jeudi 26 septembre 2020
Monsieur Sébastien se tient debout face à la montagne. Ce n’est pas qu’il soit absorbé par ces flancs granitiques des Alpes, aux arêtes neigeuses, il veut simplement les contempler, profiter de toute cette beauté, jusqu’à ce qu’une tache éblouissante ne fasse irruption dans l’azur du ciel et ne l’oblige à fermer les yeux. Ce signe se précise et, au bout d’un moment, Sébastien l’identifie tout à fait : il s’agit de la voile d’un deltaplane avec ses ficelles, qu’il voit grandir au loin, s’approcher, au bout desquelles est suspendu un homme. Et puis, l’effroi le raidit, lui glace le sang, il imagine ou hallucine, c’est le deltaplane de son cousin Jean, balloté par le vent et devenu incontrôlable.
Il fait quelque pas, sur le chemin de randonnée où il avance depuis l’aube, s’arrête à nouveau. Lui viennent les fragments d’une vision lointaine. Le souvenir de deux petits garçons complices en train de construire une cabane dans le bois de leur grand-père : Jean et Sébastien. Les garnements ont des planches, des clous, un marteau, une hache et des tournevis inutiles. Eperdus de bonheur, ils débroussaillent ici et là, ne se parlent qu’à demi-mot, absorbés par l’ivresse de leur projet. Au bout d’un moment, la cabane prend forme. Ou plutôt c’est un trou noir recouvert de branchages ou personne ne viendra les embêter, et où ils finissent pas s’asseoir, côte à côte.
Les voilà dans leur maison, heureux et libres.
La marche, en solitaire, à travers la montagne, favorise le cheminement invisible des pensées, médite monsieur Sébastien. Par moments, il a le sentiment que d’avancer, les pieds rassurés par ce contact avec le globe terrestre, lui ouvre les yeux et libère en lui les pistes heureuses ou malheureuses du souvenir. Par exemple, celle de Jean, parvenu à l’âge adulte, amoureux fou du vol en planeur tracté par un avion à moteur et ensuite lâché dans le ciel, murmurant en confidence : « Je suis heureux tout là-haut, je suis dans l’espace et je deviens l’espace. »
Revient également à Sébastien le souvenir des sauts à l’élastique de son cousin, lorsque debout sur la margelle d’un pont, il se jetait dans le vide afin d’en mesurer les effets.
Monsieur Sébastien a un lacet de sa chaussure qui sournoisement s’est défait. Il se penche pour le renouer alors qu’une voix s’insurge à l’intérieur de lui-même et entonne : les illusions du sens et de l’esprit t’emprisonnent Sébastien. Une deuxième lui signale que chacun voit midi à sa porte, sans savoir que les fragments éducatifs garde-fous qui l’animent et le protègent ne sont que paravents de carton-pâte, car c’est son Etre le patron de sa destinée, et non pas ce sujet humain modelé qui avance sur ce chemin de randonnée.
Il se frotte les yeux avant de regarder à nouveau les flancs de la montagne en s’efforçant de faire la part des choses et de mettre dans un coin de son esprit la réalité du moment et dans un autre le souvenir. Que nenni ! Il aperçoit à nouveau le deltaplane qui n’est plus qu’à quelques mètres. Il zigzague et Jean, pantin misérable, se fracasse contre les rocs granitiques.
Plus l’état d’âme de monsieur Sébastien s’approche de celui ici décrit et plus il pense que la montagne et son cousin s’étaient donné rendez-vous, aidés par le vent qui brusquement s’était déchaîné et avait favorisé leur rencontre. Poète de l’espace, Jean avait répondu à l’appel d’un jour qu’il ignorait mais pressentait. Son Etre, depuis longtemps déjà, ne souhaitait qu’un simple moment de repos à travers le ciel.