Joseph Roth raconte le vécu d’un homme ordinaire dans le mode de vie des communautés juives d’Europe centrale et orientale un peu avant le déclenchement de la première guerre mondiale, un peu avant que ne gronde la révolution russe. En 1930, au moment de la parution de ce livre, Joseph Roth n’a plus rien à prouver. Journaliste, il est l’auteur de plusieurs romans reconnus et quand on l’interroge sur le sens de son écriture, il répond : « Dans mes romans, je traduis les juifs à l’attention de mes lecteurs. » Soit de sa part un besoin viscéral de débrouiller les choses.
Joseph Roth est un passeur.
Le héros de son livre s’appelle Mendel Singer. Il est maître d’école à Zuchnow dans une province de l’empire des tsars. C’est un homme pieux, qui vénère Dieu, son complexe créateur supposé, avec une confiance absolue, car ‘Au commencement Dieu créa le ciel et la terre …’ »
Mendel possède les Evangiles et enseigne la Bible à de tout jeunes enfants « dans sa maison qui se compose uniquement d’une vaste cuisine. » Ainsi se déroulent les journées, animées par l’apprentissage des textes sacrés ainsi que par les tâches ingrates de Deborah, sa femme, qui palie dans le quotidien au plus pressé : se nourrir, ne pas avoir froid l’hiver, ne pas tomber malade et dormir. Sa colère contre la misère ambiante et son mari, « un stupide maître d’école » est incoercible.
Le couple a deux fils : Jonas, l’aîné, fort comme un ours. Schemarjah rusé comme un renard. Une fille Mirjam. Et Déborah attend la venue de Menuchim.
Ce sera un enfant handicapé, ne sachant énoncer que le mot « maman » et sa venue ressemble à un signe du destin qui adresse un clin d’œil funeste à la famille, car « la maison de Mendel Singer était vermoulue et on ne s’en était pas rendu compte. »
Les années passent.
Jonas, en position de fils qui se sacrifie, s’engage dans l’armée du Tsar pour sept ans.
Shemarjah, en compagnie de onze autres déserteurs, s’enfuit vers l’Amérique.
Mirjam vit des amours sans lendemain avec des cosaques russes.
Exténuée par le dénuement, la famille Mendel s’en va rejoindre Shemarjah en Amérique où, là-bas, il s’appelle désormais Sam. Deborah n’emmène pas avec elle son fils Menuchim. Brisée, elle le confie à la famille Billes – impotent, il ne sera pas du voyage –, tandis que Mendel redouble de prières à l’égard de Dieu pour étouffer en lui la tempête de peurs et d’inquiétudes consécutive à leur immigration au pays du rêve américain.Arrivés sur place, les Singer vivent le dénuement de la classe pauvre américaine. Ils logent dans un appartement sordide où pullulent les puces, les cafards et les punaises. Mendel veut retourner chercher Menuchim en Russie mais la guerre éclate en Europe et l’unique moyen d’apaiser son esprit est le chant des psaumes. Et puis, les drames se succèdent et la foi de Mendel est ébranlée, « son cœur était en colère contre Dieu, mais ses muscles étaient encore habités par la crainte de Dieu. »
Mac, un ami de la famille, revient de la guerre en Europe. Il rapporte la montre de Sam mort. Déborah s’arrache les cheveux, devient folle. Elle se met à chanter et meurt d’une crise cardiaque. Mendel est fou de douleur. « Il est seul, tout seul… il lui vient à l’esprit qu’il était seul depuis bien des années. » Alors, il brûle « ses phylactères, son châle de prière et ses livres de prières. » A ses amis juifs qui entrent dans son logement et lui demandent « Dis-nous donc ce que tu veux brûler ! – C’est Dieu que je veux brûler. »
Ici, tout est vrai. Et tout est littérature… Joseph Roth explore sa judéité et déroule un récit poignant d’une étonnante unité. Il donne une vision manichéenne de l’histoire juive par le biais de Mendel, son maitre d’école, car « avant lui, des centaines de milliers d’hommes avaient vécu et enseigné de la même manière que lui. »
On comprend que, tout au long de son existence, le docile Mendel a été sous la domination d’un processus judaïque millénaire composé d’une accumulation de pensées estampillées sur des plaquettes ou des parchemins, soit le flux sacré d’une guidance venue de l’amont des hommes.
Si, dans le quotidien, il me faut prendre le train, je n’ai pas besoin d’avoir recours à la pensée des millénaires, il me suffit de consulter l’horaire des chemins de fer. Si, en revanche, je m’interroge sur ma réalité existentielle – à l’instar de Mendel Singer – et son pourquoi dans l’univers du judaïsme d’Europe centrale où je suis né, alors je prends conscience qu’il me faut me soumettre aux directives de Dieu.
Tels sont les dires de Job, Roman d’un homme simple, un livre poignant avec l’odyssée spirituelle d’un homme qui, par le biais de drames, finit par mettre à jour son principe d’individuation. Même si Mendel doit pour cela brûler le Ciel et mettre en péril sa stabilité psychique parce que sa solitude – la solitude de tout homme –, n’est plus protégée par les garde-fous bibliques et devient, en ces circonstances, un isolement.
Le dénouement final de ce récit avec en filigrane la parabole du Job de l’évangile est extraordinaire. L’écriture de Joseph Roth, son besoin viscéral d’expliquer, ont fait le reste.
Patrick Ottaviani (02/2018)