Depuis son décès un quatorze juillet de 1956, l’œuvre d’Henri Calet a été largement rééditée notamment par les éditions du Dilettante. Seul un recueil d’enquêtes dont l’objectif était d’extraire de la foule des parisiens, "une personne quelconque, la première venue, au hasard, et la mettre, pour une fois, en pleine lumière", restait encore pratiquement introuvable. Cette suite d’enquêtes parue au cours de l’année 1953 dans Le Parisien libéré sous le titre « Un (ou Une) sur cinq millions », fût regroupée en 1954 dans la célèbre collection de Gallimard, L’Air du Temps dirigée par Pierre Lazareff, sous le titre Les Deux bouts – allusion à l’expression "joindre les deux bouts", fréquemment utilisée par la classe ouvrière de l’époque.
C’est donc plus de soixante ans après cette parution que nous pouvons enfin accéder à une nouvelle édition de cet ouvrage grâce à l’initiative d’un éditeur suisse : Héros-Limite.
On retrouve dans cette série d’enquêtes le talent d’Henri Calet, son humour pince-sans-rire et la légère mélancolie qui transparait à fleur de texte. Mais au-delà de l’œuvre littéraire que représente incontestablement cet ouvrage, il y a l’aspect historique et sociologique que nous découvrons avec le recul de quelques décennies sur les personnes et les métiers des années cinquante. Métiers parfois disparus tel que celui de receveur d’autobus dans l’article : Six petits tours « Au Trocadéro, aux heures de pointe, nous faisons un complet. La prochaine section est à l’Alma où la moitié des voyageurs descendent. Il faut donc faire la recette en trois minutes ; ça rend nerveux. » De nos jours qui donc se préoccupe de la recette de la RATP ?
Les espoirs des jeunes filles et garçons, enfants de l’après-guerre, telle la jeune Odette qui à 16 et demi travaille déjà dans une crèmerie de la rue Jean Jaurès qui rêve d’acheter un petit fond bien à elle et de se marier « vers 19 ans, pas avant, avec un homme qui serait plus âgé que moi de trois ou quatre ans. J’aimerais mieux aussi qu’il soit dans le commerce. »
Et d’autres petites gens qui tentent de joindre les deux bouts : Mlle Denyse vendeuse au Bon Marché où le personnel du magasin avait droit à une réduction d’environ 15% sur tous ses achats ; M. Albert éboueur, ce que nous appelons communément un « boueux », nous précise Henri Calet, dont le salaire annuel est de 32.000 anciens francs – si on remplace l’ancien franc de l’époque par l’euro d’aujourd’hui on s’aperçoit que ce salaire correspond à un salaire moyen de nos jours –. Il y a d’ailleurs dans les enquêtes de Les Deux bouts énormément d’informations sur les horaires de travail, les salaires et les divertissements de l’époque.
Je vous laisse découvrir les autres hommes et femmes de condition modeste qu’Henri Calet rencontre et nous décrit dans cet ouvrage.
Les plus poignant de ces personnes est le couple de retraités qu’il dépeint dans l’article La retraite ou la mort, ce couple de retraités vit dans le quartier des Ternes dans une maison discrète au fond d’une cour de la rue Serpollet. « Ils détiennent une carte d’indigent, qui leur assure l’hospitalisation gratuite dans les établissements de l’Assistance publique, les médicaments à l’exception des spécialités, et les soins du médecin des pauvres. » Lorsque notre reporter leur demande comment parvenaient-ils à combler le déficit de leur revenu, ils répondent : « Notre fils nous aide. » L’article se termine par ce pathétique aveu : « J’aurais encore beaucoup à dire sur eux, sur cette maison inhabitable, insalubre et toutes les fleurs en pots du monde n’y changeront rien. Là, j’ai joué étant petit, là j’ai grandi. De ce premier étage, j’ai commencé à voler de mes propres ailes… Il eût peut-être mieux valu dire tout de suite que je venais d’interviewer mon père et ma mère. »
L’éditions de Les Deux bouts par Héros-Limite comporte un bonus de taille : une postface de Jean-Pierre Baril qui retrace la biographie bien documentée et précise d’Henri Calet.
Parisiens du vingt et unième siècle jetez donc un coup d’œil sur l’existence de vos concitoyens du siècle dernier, il y a là de quoi devenir plus humble et moins présomptueux.
David Nahmias 1/2017