Une poésie de la connaissance
Préface de Giovanni Dotoli
La poésie est la forme suprême de la connaissance. Pensons un seul instant à cette phrase de Mallarmé : « Les poètes seuls ont le droit de parler ; parce qu’ils savent ». Ou bien à l’observation suivante de Bachelard : « La poésie nous apporte des documents pour une phénoménologie de l’âme ».
Il y a donc un lien profond entre la vie et la poésie. Le poète se souvient du temps, du cœur, de la douleur, de la joie, et exprime son univers – oui, il vit dans l’univers et il a son univers – par son style à lui, sa langue, ses moyens faits de mots lesquels se situent dans son champ de vision.
Le poète n’est jamais en dehors de son domaine, de son écran, de son merveilleux, disait-on autrefois.
Le voilà donc se situer dans la lumière des jours qui passent – je pense toujours à l’extraordinaire allure rythmique du Pont Mirabeau d’Apollinaire –, et bâtir un système indéfini, fait de suggestions et de cris, d’éclairs et de perceptions dans le vide, comme s’il avait un grand flambeau de la vérité.
Ce sont les premières sensations que j’éprouve en lisant ce livre de Mandin, Les fatrasies d’Éris. Tout y est surprenant. On s’attend à un poème, à des poèmes, et on entre dans l’habitation du monde et du cœur, par l’ancestrale parole sur la mort, qui est une parole sur la vie – on oublie trop que mort et vie sont la vie-mort-vie.
Je pense à deux vers célèbres de Hölderlin : « Riche en mérite mais poétiquement toujours, / sur terre habite l’homme » (traduction d’André du Bouchet). Mandin habite l’homme, de façon sublimement poétique, dans l’absolu de la langue, vraie, en symbole du réel le plus réel.
Baudelaire ne souligne-t-il pas que « La poésie est ce qu’il y a de plus réel », dans ses notessur Edgar Poe ? Ce n’est pas par hasard qu’il ajoute : « C’est ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde ». Le réel d’ici, donc, et le réel de l’au-delà, de ce qui est et de ce qui sera, de la vie hic et nunc et de la mort-vie d’un post,qui viendra et qui est certain.
Est-ce de la philosophie ? Absolument pas. C’est l’aura du poète, ouverte, infinie, entre ciel et terre. Dans ce recueil de poèmes, Mandin se situe tel un savant sensible du réel, le regard sur l’au-delà, en révélant une sensibilité hors du commun, un sens d’être au monde.
Il a l’œil de l’essence, de la substance, de la parole qui brille d’évidence, du dialogue entre le naturel et le surnaturel. Les personnages de ses textes – oui, il dialogue avec des personnages symboliques comme sur les planches d’une scène classique – narrent la mémoire du monde, le sens de la finitude, la lumière au-delà de la fin.
Sans avoir un sens total de la poésie, il serait impossible de présenter un parcours si ardu. Mandin a le privilège de posséder le sens total de la poésie, de savoir chanter la beauté de l’amour, de sa perte, du voyage pour le retrouver. J’ai la sensation d’être dans une tragédie grecque ou dans une pièce de Racine, surtout dans l’atmosphère d’un chœur. La mort, la jeune fille morte, la jeune fille vivante, la femme damnée, les amoureux, l’être androgyne, le Poète, Monsieur de Lacaresse, Madame de Laprésidence, le destin – le fatum – parlent comme dans une oreille de Dionysos.
L’écho des vers de Mandin inonde la scène et l’au-delà de la scène, comme des cloches dans une vallée, à partir d’une tour du temps.
C’est la voix de la poésie que j’entends, dont Mandin soulève délicatement le voile : Shelley affirme précisément que « La poésie soulève le voile de la beauté cachée du monde ». Dans un jeu de cache-cache poétique, il parle avec notre âme, soulève le linceul des choses et des êtres humains, en nous disant que la connaissance et l’amour se marient.
Yves Bonnefoy le précise en profondeur : « La poésie n’est rien d’autre, au plus vif de son inquiétude, qu’un acte de connaissance ».
C’est exactement le voyage de Mandin – ce livre est un voyage au centre du monde. Dans son angoisse montante, il accomplit un acte de connaissance, un retour à la source, aux mythes, à la métaphysique du temps. J’ai parfois la sensation de me retrouver dans une des places des toiles de Chirico, un grand peintre surréaliste italien, d’origine grecque, à juste titre. Les personnages ont quelque chose d’antique, de mythologique, d’une grande « permanence de l’Être » – cette expression est de Saint-John Perse.
L’âme du poète – celle de Mandin – est celle d’un prêtre-sacerdoce à l’ancienne, lequel parle au silence du temps, au cœur de la mémoire, par éclairs et traces de brûlure, par balbutiements de ce qui fut et éclairs du présent-avenir. La nuit s’éclaire de mots-étoiles, pour nous faire apercevoir un brin de salut, à travers le cristal de l’énigme.
Le poète-Mandin se fait pèlerin de la nuit, entre deux rives de lumière. Il entend la partition d’une musique méditerranéenne et cosmique, dans un concert de harpes et de clairons qui expriment le silence de la nuit.
La poésie se confirme comme une trace de révélation, de voyage au mystère, d’éclair du cosmos. Elle fait encore une fois apparaître l’invisible. Chez Mandin il y a quelque chose de la transcendance. Il en capte des points lumineux, et nous les offre, dans une générosité admirable.
Guillevic a raison : « le rôle du poète est de donner à vivre le sacré ». Dans Les fatrasies d’Éris, on vit au cœur du sacré, entre clair et obscur, lumière et ténèbres, visible et invisible.
Mandin sait créer l’atmosphère du temps. Lisons-le : la poésie se confirmera l’énième fois comme un acte de mysticisme, de souvenir de Dieu, de douleur-souffrance, et d’envol vers le ciel.
Mandin cherchait son âme : dans Les fatrasies d’Éris il la trouve. Nous les lecteurs aussi, avec lui. C’est un bel exemple de collaboration entre le poète et son lecteur-interprète.
Les deux, ils déchiffrent le mystère, à l’unisson, sans jamais délirer.
C’est que tout se passe sous le signe de la poésie, la vraie.
Mandin sait bien que « chaque Poète est un Je universel » et un éclaireur illuminé, qui chante la chanson de la vie, et de la mort – quelques poèmes de ce livre méritent d’être mis en musique.
Dans ce livre, lecteur et poète chantent au rythme de la mémoire.
GIOVANNI DOTOLI
Professeur de Langue et littérature françaises
Université de Bari Aldo Moro
Poète bilingue, de langue française et de langue italienne.
le 17 juillet 2013