Vendredi 5 mars 2021
Le Luxembourg à rebours
Il est clair qu’il se dirigeait vers moi. Je le voyais venir de loin d’un pas vif, pressant. A une quinzaine de mètres, il tendit un index dans ma direction, un geste semblable à celui de l’affiche « i want you » de l’U.S. Army. Arrivé devant moi, il me dit : « Il est temps de te lever et de marcher… » J’étais effectivement assis au bord d’une fontaine place de la Sorbonne. Après cette injonction, il tourna les talons et s’engagea boulevard Saint-Michel. Il est fréquent à Paris de croiser des personnages dérangés tenant d’étranges propos. Celui-ci avait choisi une parole christique. Mais je trouvais étonnant qu’il ne récidive pas ses actes et ses propos à l’encontre d’autres badauds sagement assis. Il s’était écarté de sa route pour venir jusqu’à moi avec sa sentence mais à présent – je le surveillais de ma place assise – il semblait avoir retrouvé ses esprits et se comportait comme n’importe quel individu circulant sur le boulevard. Les fous, les psychopathes, répètent en boucle d’une manière obsessionnelle ce qui les hante. J’ai souvent vu des personnes de cette espèce traverser des boulevards en hurlant une prédication ou une phrase qu’eux seuls comprennent. Mon prêcheur n’avait remarqué que moi ; ne s’était adressé, avec sa sentence christique, qu’à moi. Les personnes qui m’entouraient lui étaient indifférentes. Je le voyais à présent calme et serein se diriger, allez savoir, vers un bus, ou la porte cochère de son immeuble ou vers un rendez-vous au Luxembourg, sans laisser apparaitre le moindre signe de dérèglement mental.
Il disparut ainsi de mon champ visuel, et une confusion envahit mon esprit ; un flottement semblable à celui ressenti au réveil après un rêve pesant. La scène s’est-elle réellement produite à l’instant ou, prostré à rêvasser, l’ai-je fantasmée ?
Cela dit, je me décidai enfin à me lever et à marcher. Pour mon bon plaisir bien sûr et non par ordonnance. Je suis un piéton inconditionnel. Je marchai d’abord le long du boulevard Saint-Michel, puis, en traversant la rue de Vaugirard au niveau du café Rostand, dans le Jardin du Luxembourg. Je marchai longtemps, tournant autour du grand bassin, longeant les grilles du Sénat, les murs de l’Orangerie, traversant la grande allée qui croise l’espèce de préau où s’installent habituellement les joueurs d’échecs. Je longeai les terrains de tennis. Je marchai jusqu’à l’espace de jeu clos où les enfants s’épanouissent sur diverses attractions et devant le manège réservé aux plus petits. Je marchai aussi plus loin pour me perdre dans les quelques allées discrètes où se retrouvent les amoureux. Je m’éloignai jusqu’aux jardins de l’avenue de l’Observatoire, puis revins sur mes pas. Il faisait très froid et je ne croisai pratiquement personne. Je marchai en me répétant la sommation de l’individu, rêvé ou réel, qui m’avait abordé. Si seulement il m’avait indiqué un but.
Sur le plan du Luxembourg des pastilles numérotées indiquent la place des statues des Reines de France, des marbres d’Hippolyte Maindron, du Marchand de masques d’Astruc, du monument à Delacroix de Jules Dalou, de la Fontaine Médicis, etc. En fait un nombre imposant de sculptures et de monuments. J’aurais pu sur mon plan, indiquer par de pareilles pastilles numérotées, les lieux de mes souvenirs ; ma topographie mémorielle du Jardin du Luxembourg. Paris est semblable à une gigantesque bouquinerie sur laquelle à chaque étagère, chaque rayon, on tombe sur un livre que nous avons déjà lu, un bout de notre histoire que l’on peut reprendre pour la feuilleter. Le Luxembourg est universel et bien d’autres que moi ont leurs pastilles indiquant des moments passés de leur existence. Comme des oiseaux piaffants s’élèvent, autour de nous, des Je me souviens de… Léon-Paul Fargue a cette formule admirable pour parler de la gare de l’Est : « ma boulangerie à souvenirs » ; le Luxembourg devenait en ce moment d’errance, la mienne…
Je marchais toujours. Le froid me mordait comme mordent les remords, les regrets, ces substances qui habitent souvent nos réminiscences. Marcher est souvent le moyen de prendre à rebours le temps. Qui donc a dit, le présent n’existe pas, seuls le passé et l’avenir figurent le temps ? Je marchai… puis je me décidai à m’asseoir. Blotti dans un fauteuil du jardin, j’allumai une cigarette. Un corbeau piétinait le bord du grand bassin. Par endroits, des plates-bandes de fleurs égayaient l’atmosphère blême de l’hiver. Dans une allée venait vers moi un homme, et à nouveau, je devinai être son point de mire. Il s’avançait droit vers moi. J’étais ennuyé de devoir subir une nouvelle fois la scène de la place de la Sorbonne. J’étais prêt à lui avouer que je m’étais déjà levé, que j’avais déjà marché, qu’il poussait à présent le bouchon un peu loin. Arrivé à mon niveau, l’homme me demanda tout bonnement une cigarette. Je la lui offris de bon cœur. En l’allumant, je croisai son regard plissé de malice ou peut-être la fumée irritait-elle simplement ses paupières.