Mardi 21 septembre 2020
Le Pont traversé
La librairie Le Pont traversé attend un repreneur. Elle est aujourd’hui vide. Les livres qui laissaient peu de place pour circuler dans les allées ont disparu et je me mets à gamberger sur le destin de ces ouvrages souvent rares. Entre quelles mains ont-ils échoué ? A l’intérieur aucune étagère ne subsiste. Les étals de marbre appartenant à la boucherie présente avant la librairie sont à nouveau visibles, débarrassés des livres qui les recouvraient.
Un homme âgé s’était également arrêté pensif devant la boutique. Le lieu ne pouvait provoquer de la nostalgie qu’à d’anciens de notre sorte. Je craignais de trop lui ressembler et appréhendais d’être abordé et de devoir écouter un discours de soupirs désuets.
Qui se souvient du poète Marcel Béalu à l’origine du Pont traversé ? La librairie était installée rue Saint-Séverin (t’en souviens-tu, Georges ?), puis, lassé des touristes à la recherche de souvenirs en forme de porte-clefs, Marcel quitta les lieux pour venir s’installer au 62 rue de Vaugirard. J’ai surtout le souvenir de son épouse qui reprit le commerce après son décès. J’étais un client occasionnel, souvent rebuté par les prix de ses ouvrages.
En regardant les panneaux en quête de futurs propriétaires, je redoutais que la belle devanture classée au patrimoine national, n’attire une de ces enseignes de mode déjà nombreuses dans le quartier. La loi du commerce…
A ma première visite à la librairie, rue de Vaugirard, j’étais accompagné de François P. Devant le 62, il me montra les fenêtres du dernier étage où il logeait dans les années soixante. « C’était là ! » Je levai la tête en imaginant le fantôme de ses jeunes années penché avec étonnement sur nous. Peut-être le reconnaît-il ? Peut-être lui fait-il signe de la main ? Mais l’angle est trop étroit pour l’apercevoir. Alors il nous suit du regard jusqu’aux portes de la librairie avant de refermer ses fenêtres sur ce présent qui ne le concerne plus. Madame Béalu nous renseigna sur le sujet qui nous intéressait à l’époque : le quartier Saint-Sulpice. Elle nous proposa des ouvrages de Huysmans, Perec, Carlos Fuentes, etc. puis timidement un recueil de poèmes de son ex-époux. L’un d’eux est le pendant du « Je pisse sur Saint-Sulpice » de Tristan Tzara. Il imagine le Manneken Pis « entre les deux tours saugrenues qui se dressent à Saint-Sulpice » arroser de son jet l’édifice « en forme de boîte à musique placé au centre de la place. » Elle nous en montra un second, en précisant « le ton y est plus grave ». Il débute avec langueur par ces vers : « Demain sera l’hiver et peut-être que je ne reverrai plus/Les oiseaux sur les dalles, les passants, les visages/Ces hauts murs où le passé et le présent se mêlent/Images changeantes du décor dernier de ma vie/Place Saint-Sulpice, Saint-Germain-des-Prés »
Pour ne pas ressortir sans avoir versé mon obole, j’achetai le recueil de Marcel. C’était comme si par dévotion j’allumais un cierge dans une chapelle, celle du Pont traversé.
En nous éloignant de la librairie François P. me confia qu’il épouserait bien « une aussi charmante veuve possédant autant de beaux livres… » Ils s’étaient trouvés, dans la conversation, un point commun : elle habitait au 62 rue Vaugirard, à l’étage où François avait vécu. Je repensai à son fantôme ; celui qui nous fit signe, peut-être guettait-il les pas de madame Béalu, les soirs lorsqu’elle grimpait l’escalier pour rentrer chez-elle et, au travers de son œilleton, l’observait le temps qu’elle ouvre sa porte et disparaisse derrière.
Pour finir nous sommes partis déjeuner rue des Canettes, en contournant cette foutue fontaine Saint-Sulpice contre laquelle personne, peut-être, ne pisse plus.