Jeudi 10 septembre 2020
Attendre
Place Dauphine, la perspective du Palais de Justice avec son escalier aux larges marches, ses colonnes, et ses statues de femmes, baignées de soleil, me rappelle un tableau de Giorgio de Chirico, peintre qui, je l’avoue, ne m’émeut pas et que je ne comprends pas – l’un expliquant sans doute l’autre. C’était une belle journée. Le calme de la place, les platanes, les terrasses de cafés paisibles et l’élégance des immeubles – les plus chers du marché immobilier parisien – m’incitaient à m’arrêter un moment pour rêvasser – en prenant soin de tourner le dos au Chirico. Le lieu, décor idéal pour d’imprévues rencontres, me donnait l’illusion de pouvoir, au moindre signe, tomber en amour. Assis sur un banc, j’attendais qu’intervienne le charme. Les présences féminines que j’apercevais passaient étrangement – ou volontairement – au large de mes côtes. Mais j’attendais. Je n’avais pas ouvert le livre emporté avec moi. J’attendais en me rappelant les paroles de Patrice T. Il me confia un jour que les choses survenaient lorsqu’on savait attendre, avoir la patience d’attendre, qu’il était inutile de courir après le destin, de traverser des océans, de se précipiter dans des vols longs courriers, il suffisait d’attendre – attendre dans l’exacte rigueur du terme – qu’à nos pieds la vague revienne nous atteindre. Lorsqu’il vivait à Bruxelles, un jour de pluie, il s’était abrité sous le porche d’un immeuble d’une rue pavée et étroite. Les mains dans les poches, il attendit que cesse l’averse. Elle cessa. Plus aucune goutte de pluie ne se déversait, mais, poussé par il ne sait quel mystère, il demeura abrité sous le porche et se mit à attendre. De longues minutes s’écoulèrent sans qu’il ressente la moindre étrangeté dans son immobilité inhabituelle. Il goûtait le plaisir d’attendre. Son regard ne cherchait même pas à se distraire du charme de la petite rue étroite et pavée de Bruxelles. Il était là comme une chose définitivement abandonnée. Le temps s’écoulait et ne provoquait en lui aucune exaspération, aucune lassitude. Il ne ressentait pas l’impatience que provoque parfois le retard d’un bus ou celui d’un ami à un rendez-vous. L’averse l’avait arrêté là et poussé sous ce porche avec l’intention de l’y maintenir le temps qu’il faudrait. Il n’avait plus notion de la durée, de l’inertie où le temps l’avait figé. Il attendait donc au fond du porche, lorsqu’alors elle apparut… Comme un homme réveillé brusquement, il comprit en la voyant qu’elle était celle qu’il attendait, elle que l’averse lui ordonnait d’attendre, elle et son cortège de possibles… La suite n’a pas besoin d’être rapportée ici. Nous l’imaginons bien. En l’écoutant j’avais pressenti la conclusion à son récit. Aussi extravagant qu’il paraisse, je ne doutais pas de sa véracité, mais je lui souris comme à la fin des bonnes blagues qu’il me racontait. Il accordait depuis à la patience des vertus inconsidérées.
Sur le banc de la place Dauphine, les pieds dans les feuilles mortes, j’attendais à mon tour je ne sais quoi. Des silhouettes passaient devant moi comme des voiles le long d’un rivage et leur passage ne me provoquait aucune étincelle révélatrice. Seul un chien, sans doute perdu, s’approcha de moi et vint renifler l’extrémité de mes chaussures avant de s’éloigner, déconcerté par le résultat de son examen. Mais je n’ai pas la persévérance de Patrice T., je me levai et m’éloignai vers le Pont-Neuf. La Seine coulait, emportant sur son dos le temps ou peut-être, proie insaisissable, en le poursuivant.