Certains breuvages présentent cette particularité
qu’ils perdent leur saveur, leur goût, leur raison d’être,
quand on les boit autre part que dans les cafés.
J.K. Huysmans (Les habitués de café)
Il ne pleuvait pas vraiment. Par moments quelques gouttes et puis à nouveau le gris diffusait sa lumière sur les pavés et le décor. L’humidité dessinait à présent des reflets par petites touches. Nous étions assis à une table contre les vitres d’un bistrot qui donnait sur une rue parisienne. Nos verres contenaient un Chinon quelconque et nous parlions de ce gout que nous avions en commun de boire dans ces lieux publics devant le spectacle d’une rue passante. Il osa même timidement avouer que ce plaisir il le ressentait plus fortement lorsqu’il se trouvait seul !... et fut rassuré que j’abonde dans son sens. Quoi de plus agréable, après avoir déambulé dans Paris, de s’arrêter pour boire un verre dans un bistrot. On laisse se poursuivre nos pensées dans ce monologue intérieur qui trouve toute sorte de point de fuite pour s’enchainer et courir vers d’autres lièvres. Le regard fixé sur les mouvements de la rue, ce regard qui soudain s’approprie le corps d’une femme qui passe pour le suivre jusqu’à l’angle de notre point de vue. Nos pensées un moment interrompues, lorsque le garçon se plante devant nous dans l’attente de notre commande. Bientôt notre plaisir va s’enivrer d’un verre de vin ou d’un boc de bière et les corps des femmes qui passent se rouleront d’avantage dans nos phantasmes à peine effleurés. Derrière nous au comptoir des bavardages que nous ne parvenons pas à décrypter parfaitement, des rires qui brisent un instant la lente progression du temps ; et puis les tintements de verres, les entrechoquements des bouteilles, le vague silence d’une cuillère qui touille un café. Tout cela compose l’indispensable bande sonore du scénario de ces instants. Sans cette musique nos pensées seraient un a cappella bien sinistre.
Nous nous interrogions également, ce jour-là derrière notre Chinon, sur le fait que ces moments proches de l’onanisme joyeux, soient bien plus réjouissants lorsque Paris se pare d’une grisaille qui se déverse dans ses rues comme tombent les rideaux vieillis d’un intérieur feutré, et qu’une fine pluie illumine d’humidité chaque parcelle de mur, de pavé voir de béton, de cette lumière transparente dont, nous en étions certain, seul Paris sait se travestir.
Certains consommateurs aussi ont l’œil en alerte et observent le défilé des figurants qui peuplent nos trottoirs à la recherche d’un original qui se différencie des autres comme si travaillant pour un casting, ils attendent la singulière apparition et le curieux instantané que son passage provoquera ; alors sortant un calepin recouvert de toile noire, ils notent quelques mots clefs ou une phrase figeant ainsi l’instantané dans le squelette de leurs mots.
Pour un parisien tel que J.K. Huysmans l’atmosphère de ces cafés ne pouvait lui échapper. Dans un court texte ‘Les habitués de café’, il déclare d’entrée de jeu : Certains breuvages présentent cette particularité qu’ils perdent leur saveur, leur goût, leur raison d’être, quand on les boit autre part que dans les cafés. Chez un ami, chez soi, ils deviennent apocryphes, comme grossiers, presque choquants… Voilà qui est écrit !
Employé au Ministère de l’intérieur place Beauvau, Huysmans célibataire délicieusement endurci, descendait chaque soir vers ses quartiers du VIème arrondissement en s’arrêtant dans certains troquets pour boire ce breuvage qui perdrait selon lui toute sa saveur s’il devait l’emporter chez lui pour le consommer.
Faut-il percer le mystère de ce plaisir que certains accomplissent souvent de manière rituelle à une heure bien précise du court de leur journée pour absorber des corrosifs qu’ils pourraient cependant se procurer, de qualité moins pernicieuse, de prix plus bas, chez des marchands, et savourer, mieux assis, chez eux. Mais ils sont obsédés par la hantise du lieu public ; c’est là que le mystère du café commence (J.K. Huysmans).
Paris se découvre plus distinctement derrière les vitrines de ces lieux ouverts sur la vie quotidienne comme sur une toile de salle obscure où défilent des ailleurs lointains. Assis au fond d’une salle sur la molesquine d’une banquette devant un verre avec pour simple point de vue une parcelle de trottoir, une boutique d’antiquaire ou de marchand d’armes ; un coin de trottoir avec son manège de silhouettes flâneuses et voilées par les noires striures d’un film muet. Nous sommes là avec ce besoin de se visiter, de s’asseoir en soi-même, de rester seul pendant quelques minutes, loin d’amis, si nous sommes célibataires ; loin de sa femme si nous sommes mariés (J.K. Huysmans).
Lorsque l’on sort de ces lieux, salons démodés de vieux veufs, et du moment de refuge dans lequel nous nous étions blottis, nous redevenons ce passant que des regards suivent derrière les vitres d’autres brasseries, à la terrasse d’autres cafés. Nous relevons le col de notre manteau ou de notre pardessus ; le crachin persiste et nous accélérons le pas vers la Seine, les boulevards pour y poursuivre notre déambulation ou alors pour rejoindre cette rue familière que nous avons quittée quelques heures plus tôt. La mélancolie nous vient à pas lents et si le vin que nous avons bu était mauvais, son gout amer soudain nous racle le palet.
Comme s’ils préféraient le pont au salon d’un navire de voyages, certains habitués abordent d’emblé le comptoir, recherche un angle libre ou un tabouret abandonné. Ils sont là perchés contre le zinc aux premières loges de la machinerie : percolateur, pompes à bières. Le barman plus proche d’eux est sans doute plus aimable, une main se tend s’il vous reconnait, parfois votre boisson est servie bien avant de l’avoir demandé. Sur ce pont de bar les habitués se reconnaissent, ne se saluent pas toujours, ne se parlent que rarement. Ils ressemblent encore à ceux que J.-K Huysmans décrivait déjà en 1902 : Parmi l’immense population de Paris, asservie, damnée par cette coutume, plusieurs catégories existent. Les uns fréquentent régulièrement tel café, afin d'entretenir une clientèle qui s'y désaltère, d'amorcer des commandes ou d'apprêter avec d'autres habitués quelques-uns de ses spécieux larcins que la langue commerciale qualifie de « bonnes affaires ». Les autres y vont pour satisfaire leur passion du jeu, poussent sur le pré tondu d'un billard de bruyantes billes, remuent d'aigres dominos, de fracassants jackets, ou graissent, en se disputant, de silencieuses cartes. D'autres fuient dans ces réunions les maussaderies d'un ménage où le dîner n'est jamais prêt, où la femme bougonne au-dessus, d'un enfant qui crie. D'autres viennent simplement pour s’ingurgiter les contenus variés de nombreux verres. D'autres encore recherchent des personnes résignées sur lesquelles ils puissent déverser les bavardages politiques dont ils sont pleins. D'autres enfin, célibataires, ne veulent point dépenser chez eux de l'huile, du charbon, un journal, et ils réalisent d'incertaines économies, en s’éternisant devant une consommation, à la saveur épuisée par des carafes d’eau (J.K. Huysmans).
David Nahmias